Alors que la directive européenne qui permet à des entreprises d'un pays de l'UE d'envoyer temporairement des salariés dans un autre Etat membre fait l'objet de critiques venant de tous bords en cette période pré-électorale, plusieurs collectivités territoriales ont cherché, au cours des derniers mois, à limiter le recours au travail détaché dans leurs marchés publics en votant une "clause Molière". Elles exigent que les salariés présents sur les chantiers parlent français. A défaut, elles demandent aux entreprises d'employer un traducteur pour traduire les consignes de sécurité.
"Protéger l'emploi local"
En quelques mois, la "clause Molière" a séduit plusieurs collectivités territoriales : les régions Hauts-de-France, Pays de la Loire, Centre-Val-de-Loire, et récemment Normandie (voir ci-contre notre article du 2 décembre) ont adopté cette mesure, comme le département de la Charente et les villes d'Angoulême et de Chalon-sur-Saône, soucieuses de faire en sorte que l'économie locale puisse bénéficier en priorité de leurs investissements.
"La clause Molière devrait nous permettre d'éviter que le chantier du canal Seine-Nord ne devienne un nouveau symbole du travail détaché", a ainsi déclaré Xavier Bertrand, président LR des Hauts-de-France, lors d'une conférence de presse le 3 octobre. "C'est peut-être un peu tiré par les cheveux mais, oui, on va le faire et j'assume !"
La région Centre-Val-de-Loire a pour sa part adopté à l'unanimité le 14 octobre une délibération visant à "lutter contre le travail détaché" et à "protéger l'emploi local". Les candidats aux marchés de BTP devront informer la collectivité de leur intention de faire appel à des travailleurs détachés. Des pénalités seront réclamées en cas de non-réception de la déclaration de détachement. Le titulaire du marché devra mettre à disposition des traducteurs sur les chantiers "pour garantir la compréhension et l'usage du français par tous les travailleurs", précise la délibération.
Et ce malgré les réserves du Ceser, qui a relevé que "cette mesure va plus loin que la réglementation en vigueur qui prévoit l'affichage dans la langue d'origine des salariés détachés des informations notamment relatives à la sécurité".
"Risque de contentieux limité" ou "procédure discriminatoire" ?
Interrogé par AEF, l'élu à l'origine de cette pratique, Vincent You, adjoint (LR) aux finances de la ville d'Angoulême, explique avoir appliqué pour la première fois la clause Molière lors de la rénovation d'un Ehpad début 2016. "J'ai demandé aux attributaires du marché de s'assurer que les ouvriers comprenaient les règles de sécurité. Une entreprise qui avait l'habitude d'employer des Polonais a préféré embaucher des Français pour éviter de payer un interprète", relate-t-il. Le risque de contentieux lui paraît limité : "Comme c'est une clause d'exécution du marché, et non d'attribution, seule l'entreprise qui a gagné le lot peut la contester… J'attends de voir celle qui se lancera dans ce type de procédure !"
Selon Benoît Fleury, professeur de droit à l'université de Poitiers, les infractions de "discrimination" ou de "favoritisme" ne peuvent être retenues contre la clause Molière. Par ailleurs, si un candidat écarté d'un marché public voulait intenter un recours en référé, il devrait démontrer au juge administratif que cette clause est à l'origine d'une irrégularité telle que le contrat ne peut pas se poursuivre en l'état. "Les chances de voir annuler le contrat semblent maigres", estime le juriste, dans un article publié dans la Semaine Juridique du 25 juillet 2016.
Cette clause Molière est cependant qualifiée de "procédure discriminatoire" par Gilles Savary, député (PS) de la Gironde et auteur de la loi du 10 juillet 2014 "visant à lutter contre la concurrence sociale déloyale" (voir ci-contre notre article du 26 juin 2014). "Je ne crois pas que cette disposition soit opposable sur un plan juridique : la sécurité sur un chantier ne dépend pas de la langue de l'ouvrier, c'est la responsabilité du chef d'entreprise", a-t-il expliqué à AEF. "De plus, imposer l'usage du français risque de pousser des entreprises à embaucher des travailleurs algériens, congolais ou roumains, qui sont certes francophones mais peut-être aussi moins qualifiés."
Signe du caractère sensible de cette problématique, huit ministres du travail de l'Union européenne ont demandé, dans une tribune publiée par Le Monde le 12 décembre, que les travailleurs détachés "puissent bénéficier d'une rémunération équivalente à celle des travailleurs du pays d'accueil dès le premier jour de leur détachement". Dans sa déclaration de politique générale le lendemain, le Premier ministre, Bernard Cazeneuve, a pour sa part confirmé que la France entendait obtenir une "révision ambitieuse" de la directive de 1996, et a annoncé un renforcement des contrôles pour lutter contre l’emploi illégal de travailleurs détachés, notamment dans le secteur du bâtiment.
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